L’ACTION COMMUNAUTAIRE DANS L’ACCOMPAGNEMENT :
COMMENT MUTUALISER NOS COMPÉTENCES ET NOS CRÉATIVITÉS AU SERVICE DE CE QUE NOUS VOULONS DÉFENDRE ?
Journée ASAH – 24 juin 2025
Notes prises lors de l’intervention du professeur Bruno Humbeek
Je vais aborder la notion d’intelligence collective. D’un côté, il y a nous, les professionnels de l’accompagnement ; de l’autre, ou plutôt en face, en parallèle ou avec nous, il y a les usagers, c’est-à-dire les personnes en situation de handicap. La question est de savoir comment mettre en place des dispositifs qui permettent que l’intelligence ne vienne pas uniquement de nous, mais bien de nous et des usagers.
D’ailleurs, il serait peut-être plus juste de parler non pas d’« intelligence collective », mais de « participation collective ». Ce qui est en jeu, c’est le niveau d’implication de l’autre dans les décisions qui le concernent, et, si possible, des décisions prises avec lui. C’est ce que l’on appelle la co-construction. Mais attention : bien souvent, lorsque l’on part avec une idée déjà préconçue du résultat, ce n’est qu’une illusion de co-construction. La vraie co-construction suppose l’utilisation d’outils spécifiques, comme par exemple la récolte des opinions, afin de prendre en compte l’avis de chacun. Cela demande de prendre une certaine distance par rapport à la notion de handicap.
À ce propos, l’intelligence émotionnelle est intéressante, car elle se répartit équitablement entre tous les niveaux cognitifs. Autrement dit, on ne peut pas considérer qu’un universitaire aurait une intelligence émotionnelle supérieure à celle de quelqu’un qui n’a pas fait d’études. C’est une forme d’intelligence égalitaire, partagée par chacun. D’où l’importance de poser la question : « Qu’est-ce que tu ressens par rapport à cela ? »
Ensuite, il faut rappeler que la révolution numérique n’est pas un défi pour l’intelligence humaine, contrairement à ce qu’on a parfois voulu croire. Trois grandes vagues se sont succédé dans ce domaine, et chacune d’elles, finalement, a « été dans le mur ».
- Première vague : l’époque où l’ordinateur a battu le champion du monde d’échecs. On a cru que c’était une catastrophe, parce qu’on imaginait alors le cerveau uniquement comme une machine à collecter des données. Dès lors qu’une machine pouvait les collecter plus vite, on pensait qu’elle remplacerait bientôt la pensée Ce modèle a très vite montré ses limites.
- Deuxième vague : celle de la réalité augmentée et des mondes virtuels, comme Second Life. À l’époque, on se demandait même s’il fallait des psychologues pour recevoir les avatars ou bien la personne réelle qui les avait créés. On imaginait que ces univers allaient mettre en péril l’esprit humain. Mais là encore, on a vite compris que construire un monde virtuel cohérent était loin d’être simple, et cette approche a également échoué.
- Troisième vague : celle dans laquelle nous sommes aujourd’hui, qui repose sur l’image du cerveau en réseau d’interconnexions. On sait désormais que le fonctionnement cognitif passe par ces interconnexions. Après l’ère des « systèmes experts », c’est-à- dire des ordinateurs spécialisés dans un domaine précis mais incapables d’en sortir, on est entrés dans une nouvelle représentation qui alimente vos propres travaux actuels.
Le conférencier insiste sur la nécessité d’initier très tôt les enfants à ChatGPT et aux outils numériques similaires. Dans certains pays, cela se fait déjà. Bien sûr, il ne s’agit pas de donner toute la place au numérique, mais de permettre aux enfants de savoir que, lorsqu’ils ont besoin de collecter des informations, ces outils existent et peuvent être utilisés rapidement et de manière relativement fiable. Toutefois, il rappelle une limite essentielle : ChatGPT ne connaît pas le doute.
L’orateur raconte avoir testé lui-même l’outil. ChatGPT est conçu pour entraîner ses utilisateurs dans des conversations infinies : c’est à la fois un capteur d’attention et un outil commercial. Il cherche à donner l’impression qu’on converse avec quelqu’un que l’on n’a pas envie de vexer. C’est pourquoi il relance constamment la conversation. Il peut se montrer flatteur, valoriser l’intelligence de son interlocuteur, et susciter une certaine complicité. Cela peut paraître séduisant, mais aussi dangereux si l’on ne garde pas le recul nécessaire.
C’est pourquoi il est essentiel d’apprendre très tôt aux enfants que ChatGPT reste une machine. On doit pouvoir interrompre la conversation brutalement, couper sans ménagement. Sinon, les enfants risquent de se perdre dans des dialogues interminables avec un simulateur d’intelligence, qui stimule mais ne pense pas. Dans le travail social de demain, l’enjeu sera aussi de savoir utiliser ces outils, par exemple pour récolter les avis des personnes accompagnées, en reconnaissant que leur opinion a autant de valeur que celle des professionnels.
L’orateur insiste alors : dans une démocratie, une émotion ne se hiérarchise pas. Les émotions des personnes accompagnées ne sont pas inférieures à celles des professionnels. Il illustre cela par une supervision où une maman, dont plusieurs enfants avaient été placés, était jugée par les éducateurs comme « légère » ou irresponsable. Mais en écoutant son histoire, on comprenait qu’elle avait construit une vision du monde dans laquelle les enfants « poussent tout seuls », comme elle-même avait grandi seule. Sa manière d’aimer ne doit pas être dévalorisée : elle traduit une confiance dans la vie, différente de celle des éducateurs. Reconnaître cette diversité d’émotions et de représentations est essentiel pour ne pas les hiérarchiser et pour permettre aux enfants de comprendre que leur mère les aime à sa manière.
La discussion glisse ensuite sur l’éco-anxiété. Plutôt que de la considérer comme un signe de fragilité, il faut la reconnaître et la partager. L’important n’est pas de chercher un coupable, mais de voir ce que chacun peut faire à son échelle. Les enfants qui participent, par exemple, au tri sélectif vivent mieux leur anxiété écologique : ils agissent, même si cela ne règle pas le problème global. C’est une leçon stoïcienne : distinguer ce sur quoi nous pouvons agir de ce qui nous échappe.
Il enchaîne avec l’importance des connexions vivantes : aller en forêt, être attentif aux traces d’animaux, écouter les oiseaux. Ces expériences, parfois furtives, marquent plus les enfants qu’une visite au zoo où l’animal est forcé de se montrer. Les applications numériques peuvent d’ailleurs enrichir ces expériences, comme celles qui identifient les chants d’oiseaux. Bannir totalement les écrans est une erreur, mais leur laisser toute la place l’est aussi. L’enjeu est de leur donner une juste place, comme outils au service des relations et de l’expérience vécue.
De la même manière, regarder un dessin animé avec un enfant et en discuter ensuite transforme l’écran en support interactif. Mais utilisé comme simple baby-sitter, l’écran devient un écran au sens propre : quelque chose qui coupe la relation. Ce qui compte, ce sont les conditions de l’usage et la chaleur des relations familiales. Dans une famille chaleureuse et communicante, les écrans ne posent pas de problèmes particuliers. Dans une famille froide ou fermée, les mêmes écrans deviennent nocifs.
Le conférencier revient alors sur l’intelligence collective. Il rappelle que ce n’est pas seulement réfléchir individuellement avant de mettre en commun, mais aussi organiser des espaces collectifs sécurisants. Le tour de table, par exemple, n’est pas toujours l’outil le plus efficace : il peut générer de l’autocensure. Parfois, ce sont les idées « saugrenues », exprimées avec hésitation, qui ouvrent de nouvelles pistes. C’est pourquoi il est essentiel d’accueillir toutes les opinions et de créer des espaces où les émotions peuvent être partagées sans crainte d’être utilisées contre soi. C’est ce qu’il appelle la « sécurité affective » au travail.
Enfin, il compare la conversation à une partie de dames : pour réussir, il faut alterner, écouter le coup de l’autre et ajuster son projet en fonction. Beaucoup d’adultes, dit-il, n’ont pas appris cet art de la conversation, car ils pensent déjà à leur réponse sans écouter réellement. Les « bâtons de parole » peuvent aider à instaurer cette discipline.
Il conclut en soulignant que sans règles, il n’y a pas de démocratie. Sinon, c’est le pouvoir à celui qui parle le plus fort, comme on le voit parfois dans la politique ou sur les réseaux sociaux. Les outils de régulation de la parole et de la participation collective sont donc indispensables pour que l’intelligence collective puisse réellement se déployer.
Nous sommes tous traversés par les émotions, y compris les professionnels. Il ne faut jamais l’oublier. Il est donc essentiel de pouvoir les identifier, mais aussi de les partager dans les espaces collectifs où nous travaillons. Le film Vice-Versa illustre bien cette idée, puisqu’il met en scène ce que l’on appelle les « états d’âme ».
Chez l’enfant, le « moi » domine : il vit dans l’instant, sans chercher à relier ses expériences entre elles. Un enfant de maternelle à qui l’on demande de raconter sa journée parle par petites touches, des éclats de vie déconnectés. C’est l’adulte qui en fait une histoire. Ce rapport au présent explique pourquoi l’enfance est souvent perçue comme un temps d’insouciance, même si certaines enfances sont difficiles. L’adolescence, en revanche, est marquée par l’apparition du « soi » : on commence à comprendre qu’il faut écrire une histoire cohérente de sa vie, devenir à la fois scénariste, acteur et metteur en scène. Cela met une forte pression, accentuée encore à l’âge adulte, dans une société qui valorise le fait de « devenir quelqu’un » aux yeux des autres.
C’est aussi ce qui explique la peur contemporaine de la maladie d’Alzheimer. Ce n’est pas tant la perte cognitive qui effraie, mais l’impossibilité de raconter une histoire significative de soi. Comme si ne plus pouvoir donner un récit de soi-même équivalait à une mort anticipée.
Pour les personnes que nous accompagnons, ce défi est double : elles doivent elles aussi construire une histoire signifiante, mais dans une société qui ne les accueille pas toujours pleinement. Notre rôle est alors de leur permettre de donner un sens à leur propre vie, à leurs propres yeux et aux yeux des autres.
Vice-Versa 2 montre bien comment les émotions se complexifient à l’adolescence : apparaissent l’anxiété, l’enthousiasme, d’autres émotions « corticalisées », c’est-à-dire travaillées par l’intelligence humaine. Le film a aussi l’originalité de ne présenter aucun « méchant » : même l’anxiété n’y est pas un ennemi. Elle n’est pas à supprimer, mais à apprivoiser, car elle nous permet d’anticiper l’avenir. Bien sûr, elle devient pathologique si elle envahit tout l’espace mental et corporel. Mais dans sa juste mesure, elle est un moteur d’action.
Dans un contexte politique et social morose, il est donc essentiel de maintenir notre capacité à nous indigner, à être anxieux, à espérer et à nous enthousiasmer. Le risque, sinon, est de basculer dans la désespérance, une tristesse qui éteint l’espoir.
Le conférencier illustre ensuite comment les smartphones et les réseaux sociaux exploitent notre attention. Ce ne sont pas les écrans en eux-mêmes qui posent problème, mais le modèle économique qui transforme l’attention en marchandise. Les notifications créent un sentiment d’urgence permanent, épuisant pour le cerveau. Le scrolling, devenu automatique, alterne contenus légers et informations anxiogènes, renforçant l’idée d’un monde « morose ».
Heureusement, notre cerveau dispose de filtres, comme le gyrus frontal, qui nous permet de prendre de la distance face aux informations négatives. Mais bombardé en permanence, ce filtre finit par céder, d’où la sensation généralisée d’un monde sombre. La solution n’est pas de nier cette morosité, ni de sombrer dans un optimisme naïf, mais d’accepter la complexité : oui, le monde est difficile, mais il offre aussi des occasions de s’émerveiller.
Dès lors, un défi majeur pour nous-mêmes comme pour les personnes que nous accompagnons est de créer de nouvelles connexions : non seulement numériques, mais surtout humaines, sociales et intérieures. Cela suppose des temps de déconnexion, afin de retrouver une connexion vivante avec soi, avec les autres, et avec la nature.
Les balades en forêt, par exemple, favorisent la « tension flottante », indispensable à la créativité, contrairement à la tension focalisée que suscite la ville ou les écrans. Laisser un enfant « dans la lune », c’est lui permettre de développer cette compétence rare qu’est la pensée vagabonde, réservoir d’imagination. Einstein et Newton en sont de célèbres exemples.
Enfin, il insiste sur l’importance de distinguer deux systèmes de pensée :
- le système 1, rapide mais peu fiable, utile en cas d’urgence (par exemple face à un danger immédiat),
- le système 2, lent mais réfléchi, nécessaire à la compréhension et à la créativité.
Il faudrait apprendre aux enfants à utiliser ces deux systèmes, plutôt que de leur demander des réponses immédiates sous pression. La véritable intelligence collective se construit lorsque chacun prend d’abord le temps de réfléchir individuellement avant de mettre en commun ses idées.
C’est cette créativité collective qui constitue, selon lui, l’avenir.
Le travail collectif est riche, mais il n’est jamais simple. Tout groupe humain, lorsqu’il est contraint de vivre et travailler ensemble, génère inévitablement des tensions, des conflits, des rivalités. C’est pourquoi le conférencier insiste sur l’importance d’outils qui permettent de contredire ces mécanismes naturels.
On le voit très tôt : dès la crèche, apparaissent des jeux de domination. Plus la société est démocratique, plus ces rapports de pouvoir se développent. C’est d’ailleurs pour cette raison que le harcèlement scolaire est aujourd’hui si préoccupant : c’est une véritable maladie des démocraties. Dans une dictature, le pouvoir est centralisé et ne laisse pas la place à ces jeux de pouvoir diffus. Mais dans des sociétés ouvertes, ils se cristallisent : certains prennent toute la place dans les réunions, tandis que d’autres finissent par avoir le sentiment que leur avis ne compte pas.
Le conférencier illustre ce phénomène par le rythme « saisonnier » des groupes. Au mois de septembre, dans les écoles comme dans les équipes professionnelles, c’est l’euphorie : tout le monde est content de se retrouver, les projets démarrent dans l’enthousiasme. Mais dès la mi- octobre, une « basse saison du harcèlement » commence : on commence à parler un peu dans le dos des uns et des autres. Progressivement, tout cela se cristallise, et à partir de janvier, c’est la « haute saison » du harcèlement. Les sous-groupes et les rapports de force se sont installés, et les tensions deviennent plus dures. Puis, au printemps, à l’approche des vacances, l’ambiance redevient plus légère : chacun se dit qu’il ne partira pas en vacances avec les autres, et la pression retombe.
Ces cycles existent dans toutes les communautés humaines. Ils montrent que les tensions et les conflits ne sont pas des accidents, mais des phénomènes normaux. L’enjeu est de les reconnaître, de les anticiper, et surtout de trouver des manières de recréer de l’émerveillement collectif.
Mais il met en garde : il ne s’agit pas de nier la réalité en jouant aux « Bisounours ». Si l’on place des enfants dans une pièce avec des alphabets mobiles, ils ne construiront pas spontanément des mots ensemble. Ils se disputeront les lettres, se les lanceront, inventeront leurs propres jeux – mais rarement ceux qu’on attend. De même, tout groupe humain n’est pas naturellement coopératif : il faut du temps, des règles et des outils pour que l’intelligence collective puisse vraiment émerger.
Le conférencier conclut sur cette idée forte : la créativité collective est l’avenir. Elle suppose de prendre en compte la diversité des cerveaux, tous câblés différemment, et de transformer cette diversité en une intelligence commune. Cela nécessite d’accepter les tensions, de laisser la place aux moments de repos et de vagabondage mental, de permettre aux individus de réfléchir seuls avant de mettre en commun, et d’accepter la part d’imprévu et de neurodivergence qui fait la richesse de l’humanité.
En somme, l’intelligence collective ne naît pas d’une fusion parfaite et harmonieuse, mais de la capacité à accueillir les différences, les émotions, les tensions et à les transformer en ressources pour inventer ensemble des solutions créatives.